Tunnel sous la Manche   

 ans du tunnel sous la Manche : la longue épopée d’un chantier hors norme

Le tunnel sous la Manche est constitué de deux galeries ferroviaires et une galerie de service reliées entre elles tous les 300 mètres. | PASCAL ROSSIGNOL/REUTERS

  

Il y a ans, le 6 mai 1994, François Mitterrand et la reine Élisabeth II inauguraient le tunnel sous la Manche, quelques jours avant son ouverture officielle au public, le 1er juin. Ce fut l’aboutissement d’un long feuilleton diplomatique et technologique. Un feuilleton dont le Brexit n’est qu’un des plus récents rebondissements.

Rejoindre l’Angleterre à pieds secs. Un vieux rêve devenu réalité avec l’achèvement du tunnel sous la Manche, en 1994. Depuis 25 ans, les navettes Eurotunnel et les trains à grande vitesse Eurostar circulent entre la Grande-Bretagne et le continent dans l’un des ouvrages d’art les plus ambitieux jamais imaginés par l’homme. Retour en trois actes sur cette épopée de près de deux siècles.

Acte I : Un rêve d’ingénieurs et de militaires (1802-1975)

Le premier projet connu de lien fixe entre la France et le royaume d’Angleterre est déjà un tunnel. En 1802, l’ingénieur français Albert Mathieu-Favier présente au Premier consul Napoléon Bonaparte un système de deux galeries superposées. L’une, pavée, pour la circulation des malles-poste, l’autre pour l’écoulement des eaux d’infiltration.

Illustration du projet de l’ingénieur Albert Mathieu-Favier.

On est alors dans une brève période de paix entre les deux nations (mars 1802 à mai 1803), propice aux utopies. Côté anglais, un projet de tube en acier posé dans une tranchée au fond de la mer voit le jour en 1803. Mais le début des guerres napoléoniennes tue ces initiatives.

C’est l’arrivée du chemin de fer dans les ports de Calais, Douvres et Folkestone, entre 1843 et 1849, qui relance la créativité des ingénieurs. Le concept d’André Thomé de Gamond, autre ingénieur français, est le plus abouti. Il réussira à convaincre Napoléon III et la reine Victoria… Avant que la guerre de 1870 ne le suspende.


llustration du projet d’André Thomé de Gamond.

Près de 130 projets en un siècle

Le tracé qu’il a imaginé est néanmoins repris par deux sociétés qui obtiennent, dès 1874, une concession de 99 ans pour creuser et exploiter un tunnel ferroviaire. Elles réunissent des capitaux et commencent les travaux. À l’époque, le rythme de forage de 400 m par mois fait espérer une jonction en cinq ans.

Cette fois-ci, c’est une crise économique, la grande déflation de 1873 à 1896, qui bloque le chantier. Ainsi que la défiance des militaires britanniques qui craignent de faciliter une invasion française. Moins de quatre kilomètres de galeries sont creusés avant 1883. Elles seront plus tard murées.


A Sangatte (Pas-de-Calais), l’usine d’où fut foré le premier tunnel en direction de l’Angleterre.

Au total, toutes variantes comprises, plus de 130 projets de lien transmanche ont vu le jour au cours du XIXe siècle : des tunnels, des ponts, et même une double digue s’avançant en travers du détroit et laissant un passage de quelques centaines de mètres pour les navires. Un chenal qui devait être franchi par un service de bacs.

Sept ans de travaux pour rien

Le début du XXe siècle ayant donné raison aux militaires, l’idée du lien fixe transmanche trouve moins d’écho chez les dirigeants politiques. Jusqu’à la création de la Communauté économique européenne en 1957. Même si le Royaume-Uni n’en fait pas partie, les conditions sont enfin réunies pour une reprise des réflexions.

C’est le rôle du Groupement d’étude du tunnel sous la Manche (GETM), consortium qui trouve rapidement un concurrent : la SEPM, Société d’étude d’un pont sur la Manche. En 1966, le président français Georges Pompidou et le Premier ministre britannique Harold Wilson tranchent : ce sera un tunnel et les travaux commenceront en 1973 pour s’achever en 1980. Soit tout juste un siècle après le précédent chantier avorté.

Mais une fois encore, une crise économique, celle liée au premier choc pétrolier de 1973, a raison du projet. Le gouvernement britannique s’en retire en 1975 alors qu’à peine plus de 300 mètres de galeries ont été creusés de part et d’autre. Le projet suivant sera le bon…

Acte II : Ces projets auxquels nous avons échappé… (1981-1985)

En effet, quand François Mitterrand arrive au pouvoir en 1981, il cherche des sujets d’intérêt commun en vue de son premier sommet franco-britannique : ce sera le lien fixe transmanche. Margaret Thatcher n’y est pas hostile, mais elle a une préférence – un franchissement routier plutôt que ferroviaire – et une exigence – le financement doit être intégralement privé. À la fin 1985, à la date limite de remise des propositions, quatre projets sont sur la table.

Le plus innovant, Europont est un pont tube (ou un tunnel suspendu) à deux niveaux de six voies de circulation chacun. Long de 37 kilomètres, il devait avoir des travées de 5 km suspendues à des câbles de Kevlar. Et les huit piles intermédiaires devaient atteindre la hauteur de 340 m ! Quant au budget, il atteignait des sommets, lui aussi : 68 milliards de francs (soit 10 milliards d’euros). C’était, de loin, le plus cher de tous les projets. Mais aurait-il été écarté si on avait su que l’option retenue allait coûter deux fois plus cher qu’annoncé (entre 13 et 15 milliards d’euros selon les évaluations) ?

Le plus britannique, Transmanche Express se compose de quatre tunnels à sens unique de 47 kilomètres de longueur, deux pour le train et deux pour la route. Soutenu par la société de ferries Sealink et présenté à la dernière minute, ce projet pèche par un système de ventilation jugé insuffisant pour les deux ouvrages routiers. Quant à son coût de 30 milliards de francs (5 milliards d’euros), il a été considéré comme largement sous-estimé…

Une succession d’un pont, d’un tunnel et d’un pont

Le plus hybride, Euroroute était porté par un tour de table de douze entreprises industrielles et quatre banques françaises et britanniques. L’idée : creuser un double tunnel plus court (seulement 21 km) entre deux îles artificielles situées l’une à 9 km de Douvres et l’autre à 7 km de Sangatte. Des ponts suspendus devaient mener de la terre ferme à ces îles où des rampes hélicoïdales auraient permis de descendre jusqu’au niveau des tunnels. Plus simple technologiquement, Euroroute prévoyait un coût de 54 milliards de francs (8 milliards d’euros).

Le projet Euroroute prévoyait deux rampes hélicoïdales pour rejoindre le tunnel sous la mer.

Le plus classique, Eurotunnel, présenté par France Manche et Channel Tunnel Group (dix entreprises et cinq banques) est assez proche du projet avorté en 1975. Bien que ne prévoyant pas de liaison routière, il a été retenu en raison de son coût réduit (29 milliards de francs, soit 4,5 milliards d’euros) et de son impact sur l’environnement jugé plus léger. Les voitures, elles, n’auront plus qu’à prendre le train…

Acte III : Un chantier pharaonique (1987-1994)

Le choix final est annoncé le 20 janvier 1986 par Margaret Thatcher et François Mitterrand. Après la signature du traité de Canterbury puis de l’accord de concession, après la création de la société Eurotunnel et une délicate campagne de reconnaissance géologique à terre et en mer, les travaux commencent en septembre 1987.

Le tunnel sous la Manche, ce sera donc bien trois tunnels (presque) parallèles de près de 50 km de long chacun. Deux pour la circulation des trains et, au milieu, une galerie de service de dimension plus réduite. Les galeries ferroviaires seront à voie unique et de faible diamètre (7,6 m). Outre que cela facilite les travaux de forage, leur petite dimension permet d’améliorer la sécurité : en cas de déraillement, les trains qui circulent jusqu’à 160 km/h, ne peuvent pas se renverser.

Un moment d’émotion à 100 m sous le niveau de la mer

150 km de tunnels, donc… Rien de bien compliqué pour les spécialistes : le métro parisien compte près de 220 km de galeries et celui de Londres, plus de 400 km. Alors quels sont les enjeux techniques de ce chantier ?

Les tunneliers britanniques et français se sont rejoints le 1er décembre 1990.

La rapidité des travaux d’abord. Si le métro de Paris ne s’est pas fait en un jour, le tunnel sous la Manche, lui, a été terminé en moins de six ans, le 10 décembre 1993. Pour tenir ces délais, il a fallu onze tunneliers qui creusaient simultanément au départ de la France et de l’Angleterre. Des machines de près de 600 tonnes avançant à la vitesse record de 1 km/mois. Première jonction au milieu du détroit, le 1er décembre 1990.

Ce fut un moment d’émotion… Pas seulement pour les ouvriers français et britanniques qui se sont serré la main pour la photo historique, mais aussi pour les maîtres d’œuvre : pas de surprise géologique dans ce sous-sol dont la reconnaissance avait été si difficile, et pas d’erreur de guidage des machines. Une véritable prouesse de la part des topographes qui n’avaient que 2 cm de marge d’erreur à l’arrivée, alors qu’ils partaient de deux systèmes géodésiques qui n’avaient jamais été réconciliés.

Les galeries sont creusées dans la craie bleue, à environ 40 mètres sous le plancher de la Manche dont la profondeur atteint 60 mètres.

20 millions de mètres cubes de déblais à évacuer

Autre difficulté : la ventilation. Dans le tunnel sous la Manche, l’air frais est envoyé dans la galerie de service qui se trouve donc légèrement en surpression. De quoi éviter, en cas d’incendie dans un des tunnels ferroviaires, que les fumées ne pénètrent dans le tunnel central dédié aux secours et à l’évacuation des personnes. Des galeries transversales, tous les 375 mètres, relient les trois tunnels, ainsi que des passages d’air, les « rameaux de pistonnement », tous les 250 m.


Schéma du tunnel avec ses deux cross-over qui permettent aux trains de changer de tunnel en cours de parcours.

Enfin, complexité supplémentaire, les tunnels principaux se rejoignent en deux points, situés à chaque tiers du parcours. Ce sont les cross-over. Là, des aiguillages permettent aux trains de changer de voie, et donc de tunnel, si nécessaire. Une précaution grâce à laquelle on peut isoler une section en cas d’accident ou de travaux. En temps normal cependant, le cross-over est coupé en deux par de grandes portes métalliques et les tunnels restent indépendants l’un de l’autre.

Au total, les tunnels ont généré près de 8 millions de mètres cubes de déblais. Assez peu finalement à côté des 12 millions de mètres cubes déplacés par les terrassements des terminaux ferroviaires de Coquelles (Pas-de-Calais) et de Folkestone (Royaume-Uni). Côté anglais, on a profité de toute cette terre pour gagner du terrain sur la mer, tandis que côté français, les déblais, une fois décantés, ont rejoint une ancienne décharge d’ordures de l’agglomération de Calais, devenue depuis un « site naturel ».

Épilogue : une artère vitale qui ne craint pas le Brexit

Quatre cents trains par jour, 20 millions de voyageurs par an… Le tunnel sous la Manche assure aujourd’hui 25 % des échanges entre le Royaume-Uni et l’Europe continentale, selon le groupe Getlink, propriétaire d’Eurotunnel. Au prix d’un entretien et d’investissements constants, depuis 25 ans.

Aujourd’hui et depuis deux ans, l’entreprise, qui a traversé bien des vicissitudes, se prépare au Brexit, un nouveau tournant important dans son existence. Quelles qu’en soient les conditions, il lui faut faciliter les contrôles douaniers dans ses terminaux grâce à un système de tri des camions, à des sas de contrôle d’identité automatisés (Parafe), à des bornes de détaxe, etc.

Des investissements réalisés sur les deux dernières années pour que l’entreprise, qui estime que le lien fixe transmanche n’est utilisé pour l’instant qu’à 56 % de sa capacité, puisse poursuivre la croissance qu’elle connaît depuis maintenant 10 ans.

Annexes

   
Graham FAGG, Philippe COZETTE 3/05/2014